Extrait du Manifeste du peuple algérien, 10 février 1943
Après le débarquement allié du 8 novembre 1942, le général De Gaulle installe le Comité français de libération nationale à Alger. Parallèlement, les élus algériens au premier rang desquels Ferhat Abbas, rédigent le Manifeste du peuple algérien. Ils demandent un nouveau statut politique, économique et social pour les « indigènes » musulmans dans le cadre français. Ce texte vaut à Ferhat Abbas d’être placé en résidence surveillée dans le sud algérien à partir de septembre 1943.
L’Algérie est depuis le 8 novembre dernier sous l’occupation des forces anglo-américaines.
Cette occupation, en isolant la colonie de la métropole, a provoqué parmi les Français d’Algérie une véritable course au pouvoir. Républicains, gaullistes, royalistes, israélites, chaque groupe, de son côté, essaye de faire valoir sa collaboration aux yeux des Alliés et veille à la défense de ses intérêts particuliers.
Devant cette agitation, chacun semble ignorer jusqu’à l’existence même des huit millions et demi d’indigènes. Cependant, l’Algérie musulmane, quoique indifférente à ces rivalités, reste vigilante et attentive à son destin.
Aujourd’hui, les représentants de cette Algérie, répondant au vœu unanime de leurs populations, ne peuvent se soustraire à l’impérieux devoir de poser le problème de leur avenir.
Ce faisant, ils entendent ne rien renier de la culture française et occidentale qu’ils ont reçues et qui leur reste chère. C’est au contraire en puisant dans les richesses morales et spirituelles de la France métropolitaine et dans la tradition de liberté du peuple français qu’ils trouvent la force et la justification de leur action présente.
Conscients de leurs responsabilités devant Dieu, ces représentants traduisent ici sincèrement et fidèlement les aspirations profondes de tout le peuple algérien musulman.
Ce manifeste, plus qu’un plaidoyer, est un témoignage et un acte de foi. […]
Le refus systématique ou déguisé de donner accès à la cité française aux Algériens musulmans a découragé tous les partisans de la d’assimilation étendue aux autochtones. Cette politique apparait aujourd’hui aux yeux de tous comme une réalité inaccessible, une machine dangereuse mise au service de la colonisation. […]
Économiquement, cette colonisation s’est révélée incapable d’améliorer et de résoudre les grands problèmes qu’elle a elle-même posés. Or, l’Algérie, bien administrée, bien dirigée, bien équipée, est susceptible de nourrir pour le moins vingt millions d’habitants dont elle pourrait assurer le bien-être et la paix sociale. Emprisonnée dans le cadre colonial, elle n’est en mesure ni de nourrir, ni d’instruire, ni d’habiller, ni de loger, ni de soigner la moitié de sa population actuelle.
Son équipement, juste suffisant pour assurer le bien-être d’une caste qui représente le huitième de la population totale, restera superficiel et dérisoire, tant que l’Algérie n’aura pas un gouvernement issu du peuple et agissant au profit du peuple. La vérité historique est là et ne peut être nulle part ailleurs.
[…] le peuple algérien demande dès aujourd’hui […] :
a) La condamnation et l’abolition de la colonisation[…]
b) L’application pour tous les pays […] du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
c) La dotation de l’Algérie d’une constitution propre garantissant :
1. La liberté et l’égalité absolue de tous ses habitants sans distinction de race ou de religion.
2. La suppression de la propriété féodale par une grande réforme agraire et le droit au bien-être de l’immense prolétariat agricole.
3. La reconnaissance de la langue arabe comme langue officielle[…].
4. La liberté de presse et le droit d’association.
5. L’instruction gratuite et obligatoire pour les enfants des deux sexes.
6. La liberté du culte pour tous les habitants et l’application […] du principe de la séparation de l’Église et de l’État.
d) La participation immédiate et effective des musulmans algériens au gouvernement de leur pays […]
e) La libération de tous les condamnés et internés politiques, à quelque parti qu’ils appartiennent.
[…] Le peuple algérien, connaissant le sort réservé aux promesses faites durant les hostilités, voudrait voir son avenir assuré par des réalisations tangibles et immédiates.
Il accepte tous les sacrifices. C’est aux autorités responsables à accepter sa liberté.
Fait à Alger, le 10 février 1943.